L’affaire des détournements présumés des fonds Covid-19, révélée par un rapport accablant de la Cour des comptes, suscite un emballement judiciaire et surtout une ferveur populaire qui interrogent. Publié en août 2022, ce rapport met en lumière des « fautes de gestion » et des « infractions pénales » dans la gestion du Fonds de riposte et de solidarité contre les effets de la Covid-19 (Force Covid-19), d’un montant de plus de 740 milliards de FCFA. Il pointe des surfacturations, des dépenses sans lien avec la pandémie (environ 20 milliards de FCFA), des conflits d’intérêts, et des contrats attribués à des entreprises incompétentes ou sans expertise. La Cour a recommandé l’ouverture d’enquêtes judiciaires contre au moins dix responsables.
Ce mois d’avril, la Division des investigations criminelles (DIC) procède à une vague d’arrestations visant des personnalités de divers horizons. Parmi les principaux interpellés, on note Mamadou Ngom Niang, ancien Directeur de l’administration générale et de l’équipement (DAGE) du ministère des Sports ; Mouhamadou Sène, ex-DAGE du ministère de la Jeunesse, et son frère Mamadou Sène, dirigeant de Kawsara Business Suarl ; Alimatou Sadiya Guèye, styliste et présidente de la Fédération des couturiers, impliquée dans une affaire de 50 millions de FCFA ; Baba Hamdy Diawara, artiste-musicien, accusé d’un déficit de 81,7 millions de FCFA ; Abdoul Aziz Mbaye, communicateur traditionnel, soupçonné de mauvaise gestion de 150 millions de FCFA ; Djibril Kane (Ecopres Suarl) ; Fatou Faty (Setraf) ; Samba Fall (Qprost) ; et Tange Tandian, directeur de l’Observatoire de la musique et des arts, arrêté pour des malversations présumées de 72 millions de FCFA.
Cette traque judiciaire, si elle témoigne d’une volonté de transparence et d’indépendance de la justice, s’accompagne d’un phénomène troublant : une jubilation collective sur les réseaux sociaux. Chaque arrestation est saluée par des émojis, des tweets moqueurs, et des statuts triomphants. Ce spectacle de liesse évoque les Euménides, figures de la mythologie grecque, également appelées Érinyes. Ces divinités vengeresses poursuivaient sans relâche les coupables de crimes graves les tourmentant jusqu’à la folie. Dans Les Euménides d’Eschyle, elles incarnent une justice implacable avant d’être apaisées pour devenir des protectrices de l’ordre civique.
La société sénégalaise semble peuplée de ces Euménides modernes, dopées à « l’envie de pénal » (Muray), où la chute des “puissants” devient une catharsis collective. Ce phénomène, au-delà de la satisfaction légitime face à la lutte contre l’impunité, interroge. La joie bruyante face aux arrestations, souvent de personnalités connues, trahit une frustration accumulée contre les élites, mais aussi une forme de voyeurisme judiciaire. On assiste à une théâtralisation de la justice, où les réseaux sociaux amplifient les émotions brutes, transformant chaque inculpation en un événement festif.
Un psychologue pourrait y voir un symptôme de défiance généralisée envers les institutions, où la justice, perçue comme longtemps complaisante, devient un exutoire.
La question mérite d’être posée : cette soif de vengeance est-elle un signe de vitalité démocratique ou un symptôme d’une fracture plus profonde ?
SENEWEB