Par Dié Maty FALL
Pour ses concitoyens de Louga, Abdou Diouf est définitivement et depuis toujours « un brillant élève, un homme sérieux, un travailleur infatigable, un être serein, d’une grande écoute, une personne attentive aux enseignements des aînés, un fils attaché à sa famille, fidèle en amitié et un citoyen vertueux ». Dans le Njambur, on est également reconnaissant à cet enfant du pays d’avoir, alors qu’il était Premier ministre, érigé Louga, autrefois rattachée à Diourbel, en région dotée de trois départements: Louga, Linguère et Kébémer. Grand par la taille, grand par l’attitude, Abdou Samba Tôrô est « un profil pétri d’élégance, représentatif d’un temps révolu dont nous sommes désormais nostalgiques », selon le journaliste Hussein Bâ.
Aussi lorsque le technocrate précoce et surdoué tombe dans le chaudron politique, en 1969, par la volonté planifiée par le Président Senghor d’en faire son héritier, toute sa famille fait bloc autour de lui tandis que les jeunes cadres de Louga lui apportent leur soutien, très vite. Diouf, un fils à la fibre très familiale, est entouré et appuyé par ses parents, ses proches et les Lougatois. Ses tantes, Mère Fat Dème, Oumou Dème, Toutane Basse, qui l’a couvé durant ses années de lycée à Saint-Louis et dont il écrivait les compte-rendus de réunions politiques socialistes, ses oncles Mambaye Dème et Badara Dème accompagnent ses premiers pas politiques. L’apport le plus décisif a été celui de Adja Coumba Dème, la mère discrète derrière le destin d’Abdou Diouf, qui a joué un rôle déterminant dans la trajectoire de son fils vers la présidence de la République du Sénégal, le 1er janvier 1981.
Parmi les jeunes hussards lougatois, on peut citer l’ancien maire de Louga, l’élégant et taiseux Moussé Daby Diagne, Amadou Diop Sylla, Tidiane Daly Ndiaye, Dame Sall, ses cousins Mansour Bouna Ndiaye et Mame Fama Ndiaye Bouna, Babacar Sarr, et son frère Djiby Diouf. En étant amis, Moussa Daby Diagne et lui ont perpétué les fortes relations qui unissaient, avant eux, leurs grands-parents. Alors ministre du Plan et de la Coopération, Diouf avait comme collaborateur Diagne, alors Directeur de l’urbanisme. Si ces jeunes cadres ont pu participer à l’ascension politique de Diouf dans son fief natal, c’est parce qu’auparavant le terrain avait été défriché et balisé par les grands politiciens et notables de l’époque. Fin connaisseur des arcanes locales et territoriales, pour avoir lui-même arpenté les rudes campagnes et adversités dans les années cinquante lors de son entrée en politique, le président-poète avait fait appeler auprès de lui El Hadj Massar Diop, Birahim Gallo Fall, Lamine Lô et Khaly Mbengue, des vieux routiers du Landerneau politique du Njambur.
Entre les quatre murs de son bureau, Sédar leur fit part, confidentiellement, de ses grandioses projets pour le fils de Ndiaye Diouf et Coumba Dème, petit-fils de Yacine Gaye Massar, et les chargea de la mission d’aider son futur Premier ministre à s’implanter. « J’ai porté mon choix sur Diouf pour me remplacer lorsque l’heure sera venue. C’est pourquoi, je vous appelle, vous ses parents et concitoyens de Louga à soutenir mon choix et lui faciliter son entrée en politique ». Ite messa est, la messe était dite. Qui dit politique, dit réunions, meetings, campagnes électorales, crapahutages par monts et par vaux, rivalités et crocs-en-jambes, quolibets, tendances, blindages, complots, barons et rivaux d’une même coordination qui se regardent en chiens de faïence. Abdou Samba Tôrô, naturellement plus porté sur la courtoisie, l’élégance, la diplomatie et la sincérité dans son essence, sur l’organisation et la méthode de l’école Senghorienne dans sa démarche intellectuelle, a dû apprendre très vite à ses dépens à se défendre, à rendre les coups et même à les anticiper.
A l’exercice, le technocrate diplômé de l’Enfom (ENA) a acquis ses lettres de noblesse politique, avec un art affûté de l’adversité et du combat à fleurets mouchetés qui dormaient sous le vernis de l’énarchie.
Le Président Senghor avait pourtant bien averti sur les capacités en attente de dévoilement de son homme de toute confiance. Si les barons politiques le découvraient, la nation et l’administration sénégalaises connaissaient déjà son calme olympien, son talent d’orateur remarquable, son modèle d’expression écrite classique, son érudition, sa connaissance de la sagesse njambur njambur, cayorienne, grecque et latine.
Comme l’a si bien décrit mon confrère Habib Demba Fall, « au pied du mur, le Sénégal a reconnu le maçon ». Austérité, ajustement structurel, crise économique, malaise paysan, cycles de sécheresse : le President Diouf avait sur les bras, dès le départ, une économie plombée par l’endettement. Un legs macro-économique dont il avait été l’exécutant en tant que Premier ministre du Président Senghor. Dans la solitude du pouvoir, celle de son pouvoir naissant, il a bâti la résilience de l’Etat du Sénégal et réagi au mieux, avec une marge de manœuvre étroite, dans le contexte géopolitique du néolibéralisme conquérant du «consensus de Washington ».
Le Président Diouf a du mérite. Il a gouverné dans l’une des périodes les plus difficiles de la gouvernance politique du Sénégal moderne.
Sa présidence a été en effet marquée par la multiplicité des crises: rébellion casamançaise, crise gambienne, guerre en Guinée-Bissau, conflit sénégalo-mauritanien, dévaluation du Franc CFA, guerre du Golfe, troubles politiques, tournée dans les pays de la ligne de front et survol non autorisé par l’Afrique du Sud, en 1985 alors président en exercice de l’Oua. Dans la continuité du Président Senghor, il a poursuivi la construction nationale et renforcé l’État et les institutions: multipartisme, libéralisation médiatique, consolidation de la démocratie, code consensuel de 1992… Il a été ferme sur la question de la Casamance et l’inviolabilité du territoire. Diouf a aussi fait montre de grandeur en reconnaissant très vite sa défaite et en félicitant son adversaire avant même la publication provisoire des résultats.
Hussein Bâ, qui souhaite rendre justice à la présidence de Diouf, dit qu’ « il sait construire, il sait tenir la barre, en excellent capitaine de temps impétueux, empêchant le navire étatique sénégalais de sombrer dans les abysses ». Ces convulsions, ajoute-t-il, « ont été autant d’épreuves personnelles pour l’homme d’État, des tests de résilience pour la République et des acquis qualitatifs pour la Nation. »
On ne peut pas parler du parcours politique de Diouf dans le Njambur sans évoquer la présence, à ses côtés, de la communicatrice traditionnelle Arame Thiané Seck et celle de Aminata Mbengue Ndiaye, successeure de Moussé Daby Diagne à la tête de la coordination socialiste et de la mairie. Chaque fois qu’il montait à la tribune, dit Arame Thiané, Diouf me cherchait du regard, sachant que j’allais monter pour chauffer la salle avant sa prise de parole. Arame Thiané est une artiste complète et polyvalente, qui ne se contente pas de chanter les lignages saint-louisiens et lougatois de Diouf qu’elle maîtrise bien. Elle est aussi une slameuse à thèmes qui déclame du kebetu qui fait sens, lors des campagnes de sensibilisation des populations. Ainsi, alors que le président de la République est présent à la soirée de gala qui clôture une Quinzaine de la femme, elle l’interpelle, en vers, sur la cherté de la bonbonne de gaz de la ménagère et sur la pénibilité des travaux féminins, alors que dans le même temps la loi interdisait la coupe de bois de cuisine.
Cela correspondait également à la période de promotion des fourneaux baan ak suuf et sakanaal, et de la campagne de reboisement. « Président Abdou, wagnil gnu gaz bi ndax gnëp mën si joot si bëpp gox », et le ban et l’arrière-ban du mouvement des femmes socialistes, présent ce samedi dans les travées du théâtre Sorano a rebondi sur l’interpellation de l’artiste avec des applaudissements nourris: Adja Arame Diène, Mantoulaye Guène, Fatoumata Kâ, Maïmouna Kane, Fambaye Fall Diop, Fatou Maïga Kâ…. Diouf a souri et a dit ceci, selon Arame Thiané: « man daal artistes diaaxal ngen ma, lëpp lu jafee wax da na leer ay yeen ». Elle rajoute que le lundi suivant, le prix de la bonbonne de gaz ménager baissait considérablement.
Ses relations avec Aminata Mbengue Ndiaye sont particulières. Elles sont amicales, familiales, politiques, administratives, lougatoises et hiérarchiques. Diouf l’a toujours protégée et l’estime beaucoup. Il apprécie particulièrement le volontarisme, la détermination, la bravoure, le courage physique et politique, la fidélité et la loyauté de cette ancienne athlète dévouée à son service et à ses missions.
Homme de fidélité et de loyauté, il n’oublie pas non plus que le père de son ancienne chargée de mission au cabinet présidentiel et ministre de la Femme, de la Famille et de l’Enfant, a été d’un appui capital, en 1969, alors qu’il entrait en politique. Si elle est fille d’homme politique, Abdou Diouf n’en demeure pas moins son maître.
Aujourd’hui, à l’orée de ses 90 ans, le Sénégal peut saluer l’intégrité et la stature d’homme d’Etat de Diouf, qui s’est inscrit dans la longue tradition démocratique sénégalaise. Depuis 25 ans qu’il a quitté le pouvoir à la faveur de l’élection de 2000, notre pays, notre continent et notre monde globalisé peuvent désormais bénéficier au mieux de sa sagesse, de son expérience et de sa voix qui n’a jamais cessé de compter.
S’il ne règne plus que sur la télécommande de la télé, pour regarder « Des chiffres et des lettres » ou bien le Tour de France de cyclisme, le « gardien de la Constitution », selon le socialiste El Hadj Mansour Mbaye, reste d’une courtoisie exquise, d’une urbanité rare, « un père aimant et très humble », dit son fils aîné Mactar Pierre également appelé Pedro. À 90 ans, le Président Diouf veille tendrement sur son épouse, lit sa bibliothèque et vit tranquillement dans la sagesse et la grandeur à Dakar depuis plusieurs mois. Ses petits-enfants, déjà dans le monde du travail ou encore à l’université, ne lui disputent plus la télécommande et continuent de jouer avec lui aux jeux de société. Parfois il gagne, d’autres fois, il se fait battre par ses descendants, dans une joyeuse mêlée.
Joyeux anniversaire Abdou Samba Tôrô, qu’Allah vous accorde longévité et santé dans la bénédiction et la miséricorde divines aux côtés de votre précieuse Elisabeth, quelque part dans notre belle capitale !